Fiche de lecture #3: Révolutions (Mathieu Pigasse)

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  • Le 01/09/2018

 

En général, au sein des artisans du système des élites françaises, le terme « révolution » veut dire tout et son contraire. Se réapproprier ce mot si connoté 1789 est la fois insultant, pour l’imagerie de nouveauté à laquelle il renvoi, et plutôt logique, pour l’imagerie libérale à laquelle 1789 a participé aussi.

Mathieu Pigasse est un haut responsable de la banque Lazard et actionnaire du Monde. Nulle surprise donc, quand on voit le titre de son livre similaire à celui de notre cher président alors encore candidat, « révolution » (traduit en Allemagne par révolution, nous combattons pour la France – un livre que j’analyserai un jour). Mais de quelles révolutions parlons-nous là ? S’agit-il des révolutions abordées, ou des méthodes révolutionnaires qui seraient proposées ? La réponse est simple, rien de ce qui était proposé dans ce livre n’était réellement surprenant, et encore moins révolutionnaire…Bref, on retrouve donc un auteur issu du système qui nous fait la leçon et nous dit comment aborder les changements à venir, tout ça en 2012.

 

1. dépenses publiques et état

 

Préoccupation habituelle chez ces gens-là, la baisse des dépenses publiques fait rapidement son apparition au cours de l’état des lieux qui est alors dressé. En témoignera le raisonnement effarant suivant : « mette en œuvre des mesures pour restaurer sa solvabilité. […) baisse des dépenses, privatisations, …] » Ainsi, les baisses dépenses (pas toujours un mal certes) et les privatisations seraient incontournables. C’est bien, on entrevoit déjà où Mathieu Pigasse veut nous envoyer…

Au sujet de ces chères privatisations, nous avons même le droit à une comparaison digne d’un économiste de seconde zone. Le service public pourrait ainsi s’apparenter à une voiture qu’un banquier nous demanderait de vendre pour rembourser une quelconque dette. Comparer de cette manière deux choses bien différentes relève de la mauvaise foi pure et simple. La voiture n’est pas tenue de satisfaire l’intérêt général contrairement au service public, et de ce dernier dépend la vie de tous les jours de milliers de citoyens.

 

Toujours dans le domaine de l’état des lieux, on notera ce regret consternant : « la France refuse depuis des années d’utiliser l’immigration comme moyen de stimuler la croissance » En effet, une technique bien connue des allemands consiste à profiter de l’immigration pour palier à la vieillesse de sa population (et attribuer les postes les moins payés). C’est une méthode peu morale, se résumant à gagner des avantages économiques grâce au malheur d’autres populations (bon résumé du capitalisme néo-libéral). Mathieu Pigasse s’en étonne, moi je m’en réjouis…

 

Enfin, au sujet des réductions budgétaires, admirez sa magnifique conclusion : Ajustements budgétaires très importants, déréglementation du marché du travail, compression des coûts salariaux, recul du pouvoir d’achat…Le résultat est connu : des performances à l’exportation remarquable, le retour d’une croissance forte, un chômage bas (tu m’étonnes), des comptes publics tenus, […]. J’ose espérer que monsieur Pigasse ne se décrive pas progressiste, parce que la démonstration précédente aurait fait pâlir les capitalistes d’origine. Cette phrase criante d’inconscience définit bien ce qui pourrait nous attendre.

 

2. Sacro-sainte Europe

 

Sans surprise, Mathieu Pigasse est européiste, et, par conséquent, hostile au souverainisme, comme en témoignera la dernière partie de cette analyse. On retrouve plusieurs caractéristiques d’un européiste dans ses discours, comme la plainte désormais classique « Dans le domaine européen, le renoncement se traduit par le refus de prendre des initiatives fortes, pourtant indispensables, sous prétexte que les opinions publiques ne seraient pas prêtes. ». Oui, vous avez bien lu, les opinions publiques ne sont pas assez matures, et l’UE devrait passer outre…

Comme dans d’autres livres prenant la défense de l’UE, on en retrouve une critique bienveillante qui s’avère pourtant source d’arguments en faveur d’une sortie de l’UE. L’économiste Evariste Lefeuvre, dans un ouvrage de la même époque, commettra une erreur similaire en montrant tous les problèmes successifs de l’UE pour venir la défendre ensuite…Mathieu Pigasse en fait les frais ici au sujet du fédéralisme : « La théorie des zones monétaires optimales nous enseigne que si, dans une union monétaire il n’y a ni fédéralisme ni mobilité du travail, et si les pays au sein de cette zone sont hétérogènes, alors la zone est instable et est condamnée à l’explosion. […] Théorème […] applicable à la zone euro. »

 En effet, sachant que les pays de la zone sont hétérogènes, et que l’hétérogénéité en soi de la zone euro ne fait aucun doute, pourquoi s’efforcer alors à parler de fédéralisme, puisque même la théorie semble indiquer le contraire ?

Je ne m’avance pas trop d’ailleurs en parlant de fédéralisme, c’est bel et bien le destin qu’il espère pour l’UE ; il se plaindra même du « manque de mobilité à travers la zone, de l’absence de grands nombres de personnes qui voyageraient au sein de l’UE ». Cela peut lui sembler bizarre, mais il arrive que les populations européennes soient sédentaires, tout simplement…

 

Un petit TINA avant de passer à la suite ?

« La sortie de la crise passe donc par l’intégration européenne. Il n’existe aucune alternative »

 

Toujours dans son délire européiste, il nous apprend que l’euro est une expression de l’identité européenne, ce qui devrait donner des sueurs froides à quelques historiens. Nous découvrons aussi que le péché actuel européen serait notre récent dégoût pour le « neuf »

Lorsque vient le moment de traiter des problèmes économiques au sein de l’UE, Mathieu Pigasse nous offre des solutions peu modernes mais hélas peu surprenantes : « Dernière option, le report de l’âge effectif de départ à la retraite. […] Au profit des jeunes […] mais au détriment des salariés âgés puisqu’ils vont travailler plus longtemps. C’est sans doute, […] la solution la plus juste. » Juste pour qui ? J’aimerai bien le savoir…

 

Après le rejet du « neuf », découvrez aussi « l’aversion pour le risque », une menace « nouvelle, inquiétante et pénalisante » Ce qu’il entend par aversion pour le risque se traduit dans les faits par un niveau élevé de protection sociale ou l’existence du principe de précaution. J’ignorai qu’on atteindrait un tel niveau de bêtise venant de la part d’un directeur du Monde, mais visiblement, nous en sommes là. A savoir aussi que la protection sociale traduirait une « préférence pour la sécurité », ce qui n’est pas faux, mais qui semble être problématique pour notre cher homme d’affaire.

Allez, assez parlé de l’Union Européenne, il est temps d’admirer la critique originale faite à la souveraineté et au protectionnisme.

 

3. Souverainisme et protectionnisme

 

Je me plaignais de ce que j’appelai le niveau de bêtise contenue dans les parties dédiées à l’Union Européenne, mais ce qui suivra a de quoi heurter même les plus modérés des souverainistes.

 

Ainsi, « L’exemple le plus pur de fermeture économique reste celui des frontières et le protectionnisme, qui s’expliquent par le fait que la montée du chômage et la chute de la croissance sont attribuées à la globalisation et au développement des échanges avec les pays émergeants.»

Fermeture, terme très péjoratif, cohabite ici avec une remise en cause du fondement de la critique de la mondialisation. C’est son droit, mais il faudra qu’il soit très convaincant.

Au sujet du Buy American Act, loi de 1933 parfaitement protectionniste (mais très hypocrite puisque les USA ne tolèrent que leur propre protectionnisme), l’auteur se permet de faire rimer autoritarisme avec protectionnisme, ce qui relève d’une mauvaise foi épatante.

 

Un peu plus loin, il revient à la charge : « Comme l’a  dit Pascal Lamy, le directeur général de l’OMC, la démondialisation est un concept réactionnaire. Défendre le protectionnisme, vouloir la démondialisation, c’est ne pas comprendre ce qu’est le monde d’aujourd’hui. C’est souhaiter un retour en arrière qui est à la fois impossible et dangereux. » Beaucoup d’affirmations péremptoires mais peu d’arguments.  

A l’entendre, on se tromperait de combat « Ce n’est pas la mondialisation qui est responsable de la crise […] »  et on aurait une vision du monde « dépassée » (C’est sûr que défendre une organisation du monde typique du 20ème siècle avec une appréciation des problématiques digne d’un point de vue du 19ème siècle, c’est bien plus moderne)

Pour lui, « Nous vivons dans un monde qui est fluide, ouvert, dont les symboles sont Internet et les porte-containers […] la mondialisation est en marche et rien ne l’arrêtera ». Cette page 200 marque alors l’apogée de son argumentaire naïf, et se retrouve plutôt effrayante. Rien ne l’arrêtera est en quelques sortes la version violente du « il n’y a aucune alternative ». La retrouver chez un homme de son statut médiatique en dit long.

 

Comme toujours dans la critique du souverainisme, on retrouve des légendes qu’il convient de démentir. Donc non, « freiner nos importations » ne revient pas à « pénaliser nos propres exportations. » au prétexte que « Le concept même de nationalité d’un produit disparait.» Je reviendrai un jour sur ces arguments fallacieux à l’encontre du souverainisme, mais lire cela tel quel suffit déjà pour comprendre la méprise. Alors, certes, « Se protéger contre ses importations (chinoises, ndlr) c’est donc pénaliser en plus nos entreprises », mais il s’agit d’entreprises qui ont délocalisé. Donc en soi, rien de négatif.

Le traitement de la Chine est par ailleurs fort paradoxal. Il ne cesse de la citer à tout va en occultant son protectionnisme très élevé, et cela pendant une bonne part du livre, avant de revenir dessus pour le décrier. Inutile de dire que le suspens était à son comble : allait-il rappeler que la Chine était championne de protectionnisme bien loin devant les pays européens ? Au final, oui, pour tenir des propos assez péremptoires, pour ne pas changer.

Après avoir évoqué une harmonisation mondiale des normes (je serai curieux de connaitre le seuil de chaque norme), il aborde le sujet de plein fouet : « Il existe en chine une liste de 39 secteurs protégés […] production de thé traditionnelle […] artisanat traditionnel…mais cela comprend aussi les industries de défense, les secteurs culturels, les services postaux, …Dans tous ces domaines, rien ne justifie une fermeture. » Rien ? L’industrie de défense n’est-elle pas en soi un secteur national ? Les services postaux de même ? Même pour la nourriture qu’on peut assimiler à des appellations protégées, c’est un protectionnisme justifié.

Mathieu Pigasse confirme son incroyable naïveté quand il trouve le moyen de réclamer le maintien du « centre de gravité des entreprises en France ». Cela alors qu’il attaquait le protectionnisme de plein front ? Espérer maintenir ces entreprises en France sans lutter contre les dérives mondialistes, cela me semble bien compliqué. (à moins d’un abaissement des conditions salariales extrêmement important)

 

On approche alors de la fin de son livre, mais il réussit encore à épater par ses phrases inconscientes : « il n’y a pas de progrès ni de réduction des inégalités sans croissance »

Etre partisan de la croissance, c’est une chose. Mais lui prêter toutes sortes de vertus (surtout la réduction des inégalités), c’est ne pas vivre dans le monde réel.

Non, son monde à lui est bien différent du nôtre : « […] ce sera, ou cela doit être, une société dans laquelle le chômage dure peu ; une société de mobilité dans laquelle chaque salarié peut se dire qu’il va progresser. Le contraire d’une société de castes dans laquelle chacun conserve des décennies durant le même métier ou le même grade. »

Est-ce bien compris ? Nos sociétés sédentaires ne sont que société de caste, et notre désir de stabilité, une honte qu’il faudrait rapidement oublier. Il est clair que lui et moi ne partageons pas les mêmes idéaux…Mais il y a des manières de défendre un point de vue sans être pour autant de mauvaise foi. Dans Révolutions, ces manières se traduisent par un ton péremptoire, des allégations inconscientes, mais aussi par une incroyable naïveté.